Depuis la taverne, un observateur attentif pouvait apercevoir au loin un nuage de poussière se rapprocher à grande vitesse. Ce nuage, bien que soulevé par un cavalier et sa monture, ne venait pas du pas lesté de métal d’un cheval, mais bien d’un griffon à nul autre pareil en Lanthardie. Un pelage noir surmonté d’une tête pourvue d’un long bec coloré, cette coureuse infatigable était à peine plus étrange que son chevaucheur, un grand homme à la peau cuivrée. Bien qu’habillé comme un capitaine lanthardien, sa physionomie prouvait son ascendance étrangère.
Son air déterminé et la vitesse à laquelle sa monture allait démontraient que cet homme était pressé, et que sa mission, car mission il y avait, était urgente.
Ce soir-là, la Lieutenant Lyvuun Kjelldøttir était venue se détendre à la taverne. Elle regardait rêveusement par la fenêtre, ignorant le vacarme alentour quand son regard fut accroché par un nuage de poussière annonçant l’arrivée d’un cavalier. Elle qui voulait être tranquille et ne croiser aucun collègue légionnaire, c’était raté. Soupirant, elle but une gorgée de sa bière.
Elle jeta tout de même un nouveau coup d’œil à l’extérieur et, reposant lentement sa chope, fronça les sourcils, intriguée par la monture du nouvel arrivant. Elle avait déjà beaucoup voyagé de par son métier, mais c’était bien la première fois qu’elle voyait une telle créature !
L’arrivée du chevaucheur et de son étrange monture fit sensation dans le petit village.
D’abord intimidés, les enfants encore dehors à cette heure, encouragés par le sourire de l’homme, prirent le risque de s’approcher de l’animal au long bec qui se laissa caresser avec des ronronnements sonores. L’homme toujours souriant tourna la tête et avisa la jeune femme aux cheveux noirs à la fenêtre. Son sourire s’élargit, semblant la reconnaître. Il lui fit un signe de la main et retourna observer les enfants.
Surprise, Lyvuun regarda derrière elle. Personne. C’était donc bien à elle qu’il faisait signe. Elle retourna son visage vers la fenêtre et détailla attentivement l’inconnu. À son regard, il semblait la connaître, mais elle n’avait absolument aucune idée d’où ni quand elle aurait pu rencontrer cet homme, car au vu de son physique particulier elle s’en serait souvenue.
Riant de voir les enfants se presser autour de son griffon, l’homme prit tout de même la peine de les écarter doucement au bout de quelques minutes. Il amena sa bête à l’écurie et revint bien vite vers la taverne. Quand il entra, il se dirigea directement vers la jeune femme.
Debout près d’elle, elle s’aperçut qu’il faisait un bon mètre quatre-vingt et que sa musculature était impressionnante. Retirant son casque, il libéra ses cheveux noirs, attachés en une longue tresse épaisse. D’une voix grave et chantante, il demanda :
— Vous êtes la lieutenante Lyvuun ?
— Euh… Oui. Qui vous a donné mon nom ?
Bien qu’impressionnée, Lyvuun resta sur ses gardes. C’était la première fois qu’elle voyait cet homme, il connaissait déjà son nom, chose qu’elle n’aimait pas particulièrement.
Toujours souriant, l’homme lui tendit la main.
— Je suis Ceyaolt, Chevaucheur de la quetzalipa Azcalt, Chasseur du Jaguar Noir, Gardien du Temple Sacré d’Impa, Amant d’Impa et d’Oremap, Suivant et Protecteur de Lloque Matla le Grand Ambassadeur, et Capitaine de l’armée lantardienne.
Reprenant son souffle, il reprit :
— Mais juste Ceyaolt c’est bon. Puis-je m’asseoir ?
Lyvuun le dévisagea, en silence. Sur quel type de chevaucheur venait-elle de tomber ?
— Euh, enchantée…
Constatant que l’homme restait immobile, la main tendue et un large sourire aux lèvres, elle lui tendit finalement la main pour la serrer. Elle voulait être seule, mais elle voyait mal renvoyer un homme avec autant d’entrain. Elle l’invita donc à s’asseoir et fit signe à la serveuse d’approcher pour prendre commande, pressentant qu’elle aurait besoin d’un bon accompagnement si les explications de la présence de Ceyaolt étaient aussi longues que son nom.
— Vous voulez quelque chose ?
S’asseyant dans un soupir de soulagement, Ceyaolt répondit :
— Je suis à la recherche d’une femme. Vos chefs m’ont dit que vous la connaissiez. Très bien même.
Il se toucha la joue en miroir de la cicatrice sur le visage de Lyvuun.
La jeune femme serra les dents pour ne pas être désagréable face à ce geste.
— Amène-moi ce que vous avez de plus fort, dit-elle à la serveuse qui venait d’arriver à leur hauteur et qui lui fit remarquer que la dernière fois qu’elle avait passé cette commande elle avait encastré la tête d’un type dans le bar, car il lui avait soi-disant mal parlé.
— Bon une autre bière, soupira la chevaucheuse qui savait parfaitement qu’elle n’aurait rien de plus fort. Non, deux.
La serveuse, qu’elle connaissait très bien, la regarda en haussant les sourcils.
— Ada, s’il te plait, va nous chercher deux bières !
— Si celui-ci passe par la fenêtre, tu payes les réparations, répondit la serveuse.
— Mais oui…
Lyvuun la congédia d’un mouvement de main avant de se réintéresser à Ceyaolt
— Excusez-moi, vous disiez donc chercher une femme ? Connaissez-vous son nom ?
— Elle s’appelle Cyorah. Je dois la retrouver. Et il n’y a que vous qui puissiez m’y aider. J’ai cru comprendre qu’elle était dangereuse.
Se tournant vers la serveuse
— Un jus de fruits, c’est possible ? Merci damoiselle !
À l’évocation de Cyorah, Lyvuun serra les dents. La chevaucheuse aurait préféré n’importe qui, mais pas elle.
— En effet, je la connais, très bien même. Et je pensais ne pas en réentendre parler un jour…
Lyvuun plongea son regard dans sa chope vide en soupirant.
— Et je confirme, elle est extrêmement dangereuse. Ce ne serait pas une bonne idée d’aller la chercher, elle est très bien là où elle est.
Ceyaolt la fixa droit dans les yeux.
— C’est que vous ne savez pas où elle est alors. On la soupçonne d’être à la capitale. Personne ne sait pourquoi. Personne ne sait où. La seule qui peut la reconnaître, c’est vous Ioruhama Lyvuun.
Se reculant dans son siège, il reprit.
— C’est pour ça que j’ai besoin de vous. Il faut la trouver. Et l’arrêter. Qu’en dites-vous, Ioruhama ?
Lyvuun s’adossa sur le dossier de sa chaise en croisant les bras. Elle n’accorda même pas un regard à Ada qui venait de poser les boissons sur la table.
Toujours perdue dans ses pensées, elle saisit une chope et en vida la moitié de son contenu avant de la reposer.
— D’accord, lâcha-t-elle. Je vous aiderai, bien que je n’ai en aucun cas envie de la revoir.
En réalité, elle rêvait de revoir Cyorah. Et ce malgré tout ce qu’elle avait pu lui faire subir. Elle ne l’avait pas revue depuis le jour où elle l’avait défigurée et où elle avait appris que la magicienne l’avait doublée.
Lyvuun termina sa bière, repoussa la chope et saisit la seconde.
Ceyaolt lui jeta un regard appréciateur.
— Impressionnant, Ioruhama. Si j’en buvais autant, je serais sous la table. Mon Azcalt a besoin de repos, elle a couru toute la journée la pauvre chérie. Nous partirons demain si vous voulez. En attendant, je dois vous intriguer comme tous les autres. Si vous avez des questions…
— Et encore, t’as pas tout vu le basané, marmonna Lyvuun que l’alcool commençait à affecter. J’en suis qu’à ma troisième. Enfin quatrième.
Elle le dévisagea par-dessus sa chope qu’elle vidait tout aussi rapidement que la première.
— Alors oui, j’ai une question, pourquoi m’appelles-tu Ioruhama ? Et il vole pas ton griffon ? demanda Lyvuun, oubliant le vouvoiement.
Ceyaolt se rembrunit un peu, finit son verre d’un trait et se leva.
— Non, les quetzalipas de chez moi ne volent pas.
Réaffichant un grand sourire. Il continua :
— Venez, je vais vous la présenter. Et je vous raconterai la légende de la Ioruhama, la femme-papillon.
Se dirigeant vers la porte sans l’attendre, il se retourna.
— Je suis peut-être basané, mais j’ai une bonne ouïe. Et prendre l’air vous fera du bien, je crois…
Lyvuun le suivit du regard et se leva en titubant, chope à la main. Elle ne le disait pas, mais l’étrange griffon l’intéressait tout de même.
— Au point où on en est… Eh, Ada, ramène-moi la même chose !
La serveuse la dévisagea et laissa échapper un rire avant de se retourner pour prendre une nouvelle commande. Son geste énerva Lyvuun qui se prépara à lancer sa chope dans sa direction.
Le projectile improvisé traversa la salle et vint s’écraser sur le crâne d’un homme chauve particulièrement bien bâti. La chevaucheuse jura. Et chercha un nouveau projectile pour attirer l’attention de la serveuse sans réaliser que la montagne de muscles qu’elle avait dérangée se dirigeait droit vers elle.
— Qu’est-ce tu veux toi ? râla-t-elle quand l’homme arriva dans son champ de vision.
Elle n’eut pas le temps d’en dire plus que le colosse lui asséna un violent coup de poing à la mâchoire, l’étalant au sol.
— Tiens, au passage, Boris, tu la mettras dehors, elle a assez bu pour aujourd’hui, merci, commenta Ada en ramassant les chopes abandonnées par la chevaucheuse. Elle paiera la prochaine fois.
L’homme saisit la légionnaire par le col de sa tunique et l’expédia à l’extérieur sans ménagement. Lyvuun resta un moment allongée le nez dans la boue à maugréer contre la totalité de la taverne, et particulièrement Ada, avant de se relever avec difficulté.
Une grande main cuivrée la souleva du sol, avant de la reposer sur ses pieds. Ceyaolt l’épousseta un peu, et regarda son visage.
— Allez, viens Ioruhama. J’ai de l’onguent dans mes fontes. Ça risque de gonfler si on ne fait rien rapidement.
Soutenant Lyvuun, Ceyaolt se dirigea vers l’écurie aviaire.
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