Lyvuun montait la garde dans la rosée matinale. L’air était frais, et la faisait frissonner. Derrière elle, au camp, ses compagnons dormaient encore à poings fermés. Du côté des griffons, Azcalt sursautait dans son sommeil, sous l’œil agacé de Kaya.
Alors qu’elle regardait leurs montures, un sourire aux lèvres, la guetteuse sentit un coup de vent frôler sa tête. Se figeant, elle tourna lentement les yeux. Une flèche venait de se ficher dans l’arbre sur lequel elle était appuyée. À deux doigts de son visage.
Ceyaolt, son instinct aiguisé par des années de traques dans la jungle, se leva d’un bond. Il arracha son tepoztopilli du sol. Sohan se réveilla en sursaut, sans comprendre ce qu’il se passait. À la vue du guerrier en alerte, elle attrapa son épée posée à côté d’elle et se leva à son tour.
— Est-ce que tu vois quelque chose ? murmura-t-elle.
Autour d’eux, la forêt était immobile.
En position légèrement penchée, son arme dans la main gauche, Ceyaolt amorça un mouvement tournant pour avoir une vue d’ensemble sur la forêt .
— Non, rien, Lactlido. Azcalt, phinkiy !
D’un mouvement preste, le griffon au long bec disparu dans les frondaisons.
Lyvuun resta un instant immobile, choquée par cette attaque-surprise. Reprenant ses esprits elle suivit la direction de la flèche pour sonder le sous-bois en armant son propre arc. Elle crut voir quelques feuilles s’agiter au loin et s’avança pour rejoindre ses compagnons sans quitter la zone des yeux.
— J’ai comme l’impression qu’il veut seulement nous intimider. Ou alors c’est un très mauvais archer !
Elle n’osait pas le dire, mais en plus de se maudire d’avoir été si peu attentive, elle était vexée de s’être fait surprendre de la sorte.
Ceyaolt abandonna sa position de combat.
— Tu n’as pas été touchée Ioruhama ? Tout va bien ?
Sohan sortit prudemment de la tente, encore habillée de la veille, l’épée au clair.
Lyvuun fixa un moment les fourrés avant de tourner la tête vers lui.
— Ça va, le rassura-t-elle.
Puis elle le regarda des pieds à la tête.
— Ceyaolt ! Mets un pantalon !
Elle détourna les yeux et partit décocher la flèche. Observant attentivement le projectile, elle l’ajouta aux siens se promettant de le rendre à son propriétaire… à sa façon.
Sohan prit la parole doucement.
— Est-ce que tu as vu par où il est parti ?
Un bruit derrière elle la fit sursauter. Une deuxième flèche avait traversé la paroi de la tente.
— Bon, ça suffit maintenant ! cria Ceyaolt. Qui que vous soyez, celui-ci est Ceyaolt Chevaucheur de la quetzalipa Azcalt, Chasseur du Jaguar Noir, Gardien du Temple Sacré d’Impa, Amant d’Impa et d’Oremap, Suivant et Protecteur de Lloque Matla le Grand Ambassadeur, et Capitaine de l’armée Lantardienne. Je suis accompagné de Sohan Haukrein, guerrière, et Lactlido Sacrée et de Lyvuun Kjelldøttir, Maîtresse-espionne et Ioruhama. Nous ne voulons que passer cette jungle sèche, alors montrez-vous !
Pendant quelques instants, il n’eut pour seule réponse que le silence de la forêt. Puis, après quelques secondes, un petit rire méchant se fit entendre, venant de partout et nulle part à la fois.
— Je suis désolé, Mesdames et Messieurs aux grands titres, mais je ne peux vous laisser faire, voyez-vous.
— Merci beaucoup de dévoiler mes activités, marmonna Lyvuun en adressant un regard noir à Ceyaolt. Et maintenant, on a affaire à un mage. Je n’aurais jamais dû accepter cette mission.
Ceyaolt rougit sous la remontrance, à voix basse il répondit à Lyvuun :
— Désolé Ioruhama, je me suis laissé emporté. Vous manquez de titres par ici.
Puis, plus fort, il dit :
— Peut-on savoir qui parle et ce que vous nous voulez ?
La voix reprit :
— Vous n’avez pas besoin de savoir tout cela. Revenez sur vos pas et tout ira bien pour vous et vos griffons.
Un cri d’agonie retentit. Azcalt sauta dans la clairière, jetant un corps sans vie devant elle.
Lyvuun détailla avec surprise la griffonne et son trophée. Elle interrogea Ceyaolt du regard pour savoir si elle pouvait avancer. Ceyaolt opina du chef.
— Tu es son amie, elle ne te fera rien.
Laissant ses coéquipiers surveillés les alentours, et sous la protection de Kaya, la chevaucheuse s’approcha du cadavre pour l’inspecter. Elle observa son visage, chercha des marques distinctives telles que des tatouages ou des cicatrices et vida ses poches. Même si elle ne trouvait pas l’identité de cette personne, toutes descriptions étaient bonnes à garder en tête pour demander plus d’informations à ses contacts de la capitale.
Sohan se glissa prudemment jusqu’à Lyvuun. Elle haussa la voix pour être sûre d’être entendue.
— Écoutez, je ne sais pas ce que vous nous voulez, mais vous voyez que nous sommes capables de vous tuer, vous et vos hommes. Laissez-nous passer et tout ira bien. Nous ne désirons pas vous faire de mal.
En parlant, elle tournait sur elle-même en regardant les arbres, à la recherche d’un signe de présence.
Suite à sa déclaration, il y eut un silence tendu et un dernier trait se ficha à ses pieds, telle une ultime menace. Les feuilles bruissèrent quelques secondes, puis plus rien. Quiconque ait pu être là auparavant, il était parti, laissant les voyageurs seul. Les griffons se détendirent, comme pour confirmer l’intuition de leurs chevaucheurs.
Au bout de quelques minutes sans un mouvement, Ceyaolt abaissa sa lance.
— Je crois que c’est fini. Il est temps d’avancer, je pense. Avec prudence.
Il avisa enfin son manque de vêtements
— Je vais peut-être m’habiller d’abord. Enfin si tu n’y vois pas d’inconvénient Lactlido.
— Elle n’y voit pas d’inconvénient, déclara Lyvuun en se redressant.
Elle soupira. Il n’y avait rien d’intéressant sur ce cadavre. Du moins, rien qui puisse indiquer quoique ce soit sur ses origines ou ses supérieurs.
— Pas d’inconvénient pour que tu mettes tes vêtements, précisa Lyvuun en voyant l’air perplexe du guerrier.
— Non, non je t’en prie habille toi, répondit Sohan en riant. Il ne faudrait pas indisposer Lyvuun.
Après que Ceyaolt ait enfilé ses vêtements, le groupe se mit en route, l’Azca en tête, Sohan sur Azcalt et Lyvuun à l’arrière. Tous étaient aux aguets, sachant que chaque arbre pouvait cacher un ennemi. Cela n’empêcha pas Ceyaolt de se mettre à fredonner.
Au bout de plusieurs heures, ils approchèrent enfin de l’orée de la forêt. Bien plus détendu par l’absence d’accrochage depuis le matin.
— Ça a l’air de s’être pas trop mal déroulé finalement, soupira Sohan, sur le dos d’Azcalt.
Une centaine de mètres avant qu’ils sortent définitivement du couvert des arbres, deux hommes gigantesques apparurent au bout du chemin. L’un armé d’une hallebarde, l’autre d’une arbalète et d’un long couteau. Ils se positionnèrent de façon à leur bloquer le passage.
L’homme à l’arbalète tira un carreau sur Ceyaolt. Azcalt bondit, sauvant son chevaucheur in extremis en le plaquant au sol. Derrière eux, un troisième homme émergea du sous-bois. Une épée et un bouclier au bras, prêt à combattre.
Ne désirant pas attendre que l’homme recharge son arme, Lyvuun encocha une flèche qui finit sa course dans l’épaule de l’arbalétrier. Elle fut rapidement suivie d’une seconde qui vint se ficher dans son œil quand il redressa la tête, surpris par l’offensive.
L’homme s’écroula en hurlant de douleur. Lyvuun ne quitta pas son comparse des yeux, le menaçant d’une nouvelle flèche. S’il osait faire un pas vers l’arbalète au sol, il le paierait de sa vie.
Azcalt s’élança et d’un bond, atterri sur le torse de l’homme à la hallebarde. Sous le poids de la bête, celui-ci chut en arrière. Sohan, bien que secouée avait une ouverture.
Pendant ce temps, Ceyaolt se retourna pour faire face à l’homme au bouclier.
— Enfin un homme à ma mesure !
Sa lance à la main, il frappa. L’écu dévia son assaut. L’Azca esquiva le coup qui aurait pu le trancher en deux.
Depuis le dos du griffon, Sohan tira son épée et tenta de toucher l’homme à terre. Gênée par la masse d’Azcalt, elle en descendit précipitamment et ouvrit la gorge de son ennemi sans plus de cérémonie. Elle flatta l’encolure du griffon pour le remercier d’avoir maintenu l’homme.
Analysant la situation, Lyvuun envoyant Kaya en soutient de Ceyaolt et s’élança vers l’homme à la hallebarde pour aider Sohan. Elle n’eut pas fait deux pas que son assistante avait déjà achevés son adversaire.
Profitant de l’angle mort du bouclier dressé pour protéger le visage, Ceyaolt passa derrière son ennemi d’un mouvement souple et enfonça, sans rencontrer la moindre résistance, pointe de sa lance dans son flanc gauche.
— L’avantage du Tepoztopilli c’est que les gens ne meurent que quand on le retire, déclara Ceyaolt. Bon, vous êtes qui, vous ?
Haletant, l’homme à genoux devant lui répondit difficilement :
— Vous pouvez encore… faire demi-tour. Je ne vous dirais… rien.
S’accroupissant face au blessé Ceyaolt lui souffla doucement :
— C’est comme tu veux. Soit on te laisse te vider de ton sang, soit je te tue sans douleur. C’est pareil pour moi.
Il eut l’air de réfléchir péniblement. Crachant par terre et sur les pieds de Ceyaolt, il finit par parler :
— Si vous allez à la Capitale… Elle vous y attendra… Elle ne veut pas vous tuer, mais si vous ne lui laissez pas le choix..
Il fit une longue pause pour reprendre son souffle.
— Elle le fera.
Il leva les yeux vers Ceyaolt et le supplia :
— Tuez-moi, maintenant, s’il vous plaît.
Tranquillement, Ceyaolt se dirigea vers Azcalt. De ses fontes, il sortit une grosse latte de bois dont la lame était crantée de pierres noires.
— Ça s’appelle un Macuahuitl, dit-il en s’approchant. Tu pourras dire à tes ancêtres que tu es le premier homme d’ici à le toucher.
D’un mouvement fluide dénotant l’habitude, Ceyaolt le décapita. Puis il récupéra son Tepozopilli, l’arrachant d’un coup sec du corps de sa victime.
Observant la tête de son arme, Ceyaolt fit une moue embêtée. Se penchant sur le cadavre encore chaud, il plongea sa main dans la plaie béante. Fouillant un peu, il finit par la ressortir avec d’un air triomphant un morceau de pierre taillée entre les doigts. Celui-ci s’était certainement détaché de son arme sous la force du coup. Après avoir essuyé sa trouvaille et ses paumes sur la chemise de l’homme, Ceyaolt rangea l’éclat de pierre dans une de ses fontes.
— Faudra que je répare à la prochaine halte…
Le danger maintenant écarté, Sohan prit le temps d’observer leurs agresseurs. Elle demanda à Lyvuun s’ils avaient des points communs avec l’homme qu’Azcalt avait tué le matin même. La chevaucheuse secoua la tête.
— Ce sont certainement des mercenaires grassement payés par Cyorah. Dommage pour eux, ils n’en profiteront pas. Par contre, c’est étrange qu’elle nous intimide de la sorte, en temps normal elle élimine ses opposants de façon bien plus… méthodique.
Posant sa grande main sur l’épaule de Lyvuun, Ceyaolt dit :
— Tu as dû lui faire plus d’effets que tu le crois Ioruhama.
— Si tu le dis, mais j’en doute.
Elle repensa brièvement aux dernières paroles de la mage à son égard.
— Quoi qu’il en soit si elle sait que nous arrivons, nous devrions faire preuve de prudence, ajouta-t-elle en repoussant ses souvenirs.
Sohan sourit.
— Comme te déguiser ? Elle ne connaît que toi, pas Ceyaolt et moi.
— Et je te vois venir toi ! rit-elle en réponse au sourire espiègle de la jeune femme. Il est hors de question que je porte une robe ! Tu sais très bien que j’ai horreur de ça !
Ceyaolt jeta un œil à Azcalt.
— Je pense qu’il va être compliqué d’être discret. La vitesse est notre meilleur atout. Il va falloir rattraper le retard.
Il se tourna vers Sohan.
— Je suis désolé Lactlido, mais nous allons devoir accélérer l’allure.
Sohan se renfrogna et serra les dents.
— C’est pour le bien du plus grand nombre, grommela-t-elle.
Prenant une inspiration, elle changea de sujet.
— Ça va aller cheffe ? Tu n’as pas l’air ravie de la revoir.
— Imagine qu’on te propose de revoir la personne qui a failli détruire ta vie d’un claquement de doigts. Tu n’auras même pas la moitié de ce que je ressens actuellement, déclara sèchement Lyvuun en récupérant et inspectant l’état de ses flèches.
Face au silence gêné de Sohan, elle releva la tête.
— Pardon pour mes sautes d’humeur. Quand on l’évoque, j’ai du mal à me maîtriser.
Elle marqua une pause en regardant en direction de la capitale.
— Mais non, effectivement, je ne suis pas ravie de la revoir.
Sohan ouvrit la bouche pour présenter des excuses quand Lyvuun lui tourna le dos pour rejoindre Kaya. Elle ferma les yeux et posa ses paumes dessus en silence.
Puis elle s’adressa à Ceyaolt, les yeux toujours clos, tentant de maîtriser sa voix.
— Quand repartons-nous ?
— Dès que tu seras prête Lactlido. C’est compliqué l’amour. Il semble à celui-ci qu’Ioruhama Lyvuun a le cœur bien abîmé.
Le regard perdu, il continua :
— Je connais ça… c’est toujours douloureux même après longtemps.
Réaffichant son sourire habituel, il reprit.
— Joli coup d’épée Lactlido. Jolie et mortelle. Que de qualité ! As-Tu d’autres talents cachés ?
— Dans ce cas, allons-y. Pas la peine de perdre plus de temps.
Elle ouvrit les yeux et scruta l’homme à côté d’elle. Elle monta ensuite à l’avant d’Azcalt sans faire de commentaires. Quand Ceyaolt s’installa derrière elle, elle répondit en s’appuyant contre lui avec un sourire.
— Quant à mes talents, il t’en reste encore à découvrir. Je suis pleine de secrets.
Un frisson parcourut l’Azca. Pour masquer son trouble, Ceyaolt fit démarrer Azcalt d’un mouvement des talons. L’accélération rapprocha davantage la jeune femme du guerrier.
Quittant la forêt, le petit groupe chemina jusqu’à la tombée de la nuit.
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